1 – A la Bibliothèque municipale d’Oulan Bator
Jeudi 1er octobre, il est 17h, nous rencontrons Begz pour la première fois, sur son lieu de travail, à la bibliothèque municipale d’Oulan Bator. Il nous fait patienter un moment, le temps de finir ses occupations. Trois enfants entrent, cartables sur le dos. La plus grande s’approche de nous, tout sourire et nous salue d’une légère poignée de main : « Bonjour, je m’appelle Manujin, heureuse de vous rencontrer ». Les deux plus jeunes répètent gestes et mots, entrecoupés de ricanements. Nous les félicitons pour leur anglais, déjà charmés par leur attitude joviale et complice.
Dans le bus, Begz entame la discussion. Nul nécessité de nous présenter, il sait déjà tout de nous, du moins a-t’il retenu l’essentiel : notre âge, notre itinéraire de voyage, notre projet et même nos professions. Il nous annonce la couleur : s’il a souhaité nous rencontrer, c’est parce qu’il sait que nous avons des choses à partager, des connaissances à échanger et qu’il est persuadé que notre présence sera bénéfique pour ses enfants. Begz est optimiste et sa gaieté se lit sur son visage. « Avez-vous lu les règles de ma maison ? » nous questionne-t-il. Le code familial est strict et Begz semble mettre un point d’honneur à ce que ses hôtes n’y dérogent pas. Nous acquiesçons. Une fois passés le seuil de la yourte, ces règles de vie prennent tout leur sens. Nous découvrons un foyer familial où chaque meuble, chaque élément aide à définir les espaces.
Mungun Soymbo nous accueille. Elle s’assure que nous laissons bien nos chaussures dans l’entrée que nous devons enjamber avec agilité pour enfiler les sandales qu’elle nous présente. Emerveillés, nous observons la yourte s’animer ; les enfants se défont de leurs cartables et leurs vêtements d’hiver et s’installent rapidement dans leur univers tandis que Mungun Soymbo se rassoit près du poêle. Begz nous invite à nous asseoir sur un tapis de feutre. Tandis que Manajin nous apporte une tasse de thé, nous tendons grandes nos oreilles. Begz souhaite nous présenter sa ludothèque, nous parler du projet familial. En quelques minutes, la table se remplit de jeux traditionnels, de casse-tête, de jeux originaux venus du monde entier, sous nos yeux éblouis.
Il nous explique : « Il y a quelques années, je ne connaissais que les ankle bones. En 2005, je me suis rendu au Danemark et j’ai découvert toutes sortes de jeux extraordinaires. J’ai aussitôt pensé à ma famille, ma ville, mon pays qui méritaient d’en découvrir autant. A cette époque, j’ai d’abord ramené deux casse-têtes en bois, les deux seuls que vous pourrez trouver aujourd’hui en Mongolie. L’un se trouve chez moi, l’autre au musée national d’Oulan Bator. Puis, j’ai créé mes propres casse-tête métal. J’ai même acheté une machine à coudre pour fabriquer des plateaux de jeux. Avec mes frères, nous avons fait des expositions et nous donnions la possibilité aux gens de les essayer. Avec le temps, mes amis couchsurfers m’en ont offerts de nouveaux ! » La ludothèque de Begz est à proprement parler, internationale. Même Mlle Cartensac en reste époustouflée. A chaque nouveau jeu, nous échangeons tous deux un regard complice, incrédule et admiratif. La joie nous transporte dans un univers que seuls connaissent les chercheurs de trésor. « Comment c’est possible ? On dirait qu’ils nous l’ont envoyé… » – « Qui ils ? » – « Ben les potentracs… » Les jeux déballés attirant les joueurs, les enfants viennent envahir l’espace de jeux : 1000 bornes, UNO, Pouët Pouët, Rush Hour,… Il y en a pour tous les goûts, tous les âges et nos petits joueurs semblent particulièrement dégourdis. Gaadma arrive, une expression de joie affichée, le jeu de UNO à la main. Mungun Soymbo rit : « C’est leur jeu préféré. » Et bien jouons, c’est le meilleur moyen de faire connaissance.
2 – A l’heure du jeu
Begz dépose dans les mains de Mr Routenvrac une tortue en bois. « Tu sais pourquoi cet objet est un jeu pour moi ? Parce que tu dois d’abord le découvrir, l’observer attentivement pour comprendre. Ensuite seulement, tu peux le manipuler et ainsi, tenter de trouver la solution. C’est tout un art. » Mr Routenvrac suit les conseils, manipule l’objet avec minutie, en silence, et prouve à Begz, en quelques minutes, que lui aussi est un vrai joueur. La tortue est démontée aussi vite que remontée. Begz est enchanté.
Sur la demande de son père, Mungulun traîne avec difficultés un lourd sac qu’elle dépose sur la table. Begz nous dévoille alors son trésor personnel : des centaines d’osselets. On dit que la prospérité d’une famille se mesure au nombre d’osselets qu’elle possède. Begz nous explique : chaque osselet comporte 4 faces, chacune représentant un animal ; le cheval, le chameau, le mouton et la chèvre, le cheval étant le plus fort. Sa collection est complète : il possède des osselets de différents animaux et donc de tailles différentes, et a même conservé quelques fémurs afin d’affiner ses explications, un véritable professeur. Pour notre plus grand bonheur, lorsque vient le moment de jouer, il nous explique chacun de ses jeux avec patience, ne laissant aucune subtilité nous échapper, nous offrant les règles ancestrales dans leur intégralité. Une course de cheval, un jeu de pitch, un autre de bluff : les ankle bones ont d’étonnantes ressemblances avec notre outil Cartensac : un mélange de jeux de dés et de pions. C’est certain, notre échange va faire des étincelles.
Lorsque, le lendemain, nous déposons à notre tour, notre trésor sur la table, tous les curieux s’approchent, impatients de rencontrer l’outil Cartensac. Ce qui en sort les émerveille. Chacun s’approprie une partie de son contenu. Todo et Manajin se projettent déjà sur notre jeu de cartes et proposent une partie de UNO ou de jungle speed. Pendant ce temps, Mungulun et Gaadma montent une pyramide avant de pitcher chaque pion aux quatre coins de la yourte. A chaque nouveau jeu, Begz se retourne vers sa femme, aussi excité que ses enfants. « Todo, note les règles pour ne pas oublier ! » Une bonne partie de notre répertoire y passe. Le mot « partage » prend tout son sens à cet instant précis. Begz est particulièrement captivé par le jeu Perudo. Il nous vient alors une idée. « Si tu veux, on peut essayer d’y jouer avec tes bones. Plutôt que sur des points, nous parierons sur les animaux. » La tentative remporte un succès incroyable.
A présent, nous sommes tous hilares, certainement davantage par la magie de l’instant que par le jeu en lui-même. Nous avons le sentiment de nous offrir mutuellement des heures de jeux à venir. Begz nous demande de choisir quatre osselets chacun, en guise de souvenir. Tandis qu’il glisse dans le toit de la yourte le plateau de Cartensac que nous venons de lui dédicacer, nous nous promettons de lui envoyer un exemplaire complet de l’outil Cartensac dès que possible. « Un jour, conclut-il, lorsque ma famille aura suffisamment d’argent et que mes enfants seront grands, nous créerons un club, un lieu de rencontre où les gens pourront se rendre pour jouer et chaque semaine découvrir un nouveau jeu… » Jouer, échanger, partager,… Sur ce projet commun, nous scellons notre amitié avec la famille Har Uhert.
3 – Fait maison !
Depuis son fourneau, assise sur un tabouret, Mungun Soymbo observe avec discrétion. Très attentive, elle veille à la tenue du poêle, tout autant qu’au bonheur de sa famille. Elle sait que le feu qui brûle au cœur de la yourte ne doit jamais s’éteindre. Grâce à lui, la famille peut se chauffer, boire, manger et se laver. Sans lui, pas de chaleur, sans chaleur, pas de vie…
Durant nos quelques jours passés au sein de son foyer, elle nous a révélé ses véritables talents culinaires. Chaque soir, Begz trait les vaches. Avec le lait, Mungun Soymbo nous prépare le thé, la base de leur alimentation, dans lequel elle ajoute du riz, des pates ou des céréales selon l’heure de la journée. Pour le plaisir, et avec amour, elle passe la soirée à mijoter de délicieux petits plats : du pain au raisin, des roulés à la vapeur, des boots,… Aussi, le matin nous réveille-t-elle avec toutes sortes de saveur : des beignets, de l’ömör, du pain chaud,… Begz nous explique : « Nous mettons toujours de l’huile jaune dans notre thé. C’est grâce à cela que nous pouvons tenir toute la journée malgré le froid et la fatigue. » Ces paroles nous font échos. Dans la chaleur de la yourte nous oublions parfois que dehors, le froid nous assaille et que la faim nous creuse souvent depuis notre arrivée en Mongolie. D’ailleurs, une fois que la fatigue s’est installée, il est très difficile pour notre corps de se réchauffer. Suivant les conseils de Begz, nous ne rechignons pas sur une deuxième tasse de thé.
4 – Star Académie
Au sein de la famille Har Uhert, nous avons découvert de véritables personnalités. Begz et Soymbo Mungun sont très à l’écoute des besoins et particularités de leurs enfants. Aussi, avons-nous assisté à des scènes de vie aussi touchantes qu’éducatives.
Mungulun a 5 ans. C’est une vraie petite acrobate qui se plait à effectuer des pirouettes à longueur de journée. Son rire communicatif est à toutes épreuves.
Gaadma a 6 ans et un tempérament de feu. Créative, modéliste, elle crée des robes pour ses poupées, aime se bagarrer avec ses frère et sœurs et sait râler au moment venu. Quelques chatouilles et le sourire reprend le dessus.
Manajin a 10 ans. Elle est sérieuse et serviable. Une fois les devoirs terminés, elle aide sa mère à la cuisine, effectuant toujours quelques mouvements gracieux de danseuse lorsqu’elle se déplace. Dès qu’elle en a l’occasion, elle prend un grand plaisir à rejoindre la troupe pour jouer à quelques jeux.
Todo est un jeune garçon de 12 ans. Curieux mais le plus souvent réservé, il aime se montrer l’homme de la tribu. Malgré tout, joueur, il résiste rarement à une partie de rigolade.
Un soir, autour de nous, les quatre enfants s’activent, aidés de leur maman. Un grand moment se prépare. Les filles, excitées, enfilent leurs robes de soirée. Manujin se promène un moment dans les fichiers de l’ordinateur paternel. Satisfaite de son choix, elle demande à ses sœurs de s’installer. Nous assistons à un spectacle familial incroyable. Les filles enchainent les clips et copient les mouvements de leurs danseuses préférées ; de la plus grande à la plus petite, toutes aussi appliquées.
Vient le tour de Todo. Il prend son temps. Le moment est important. Devant son instrument, nous restons sans voix : il s’agit d’un Monïn Khuur traditionnel, une vièle à tête de cheval, dont les deux cordes et l’archet sont faits de crin de cheval. La caisse de résonnance est fermée par une peau de jeune chameau de chèvre ou de mouton. Après une dispute quelque peu perturbante avec sa petite sœur, Todo finit par se mettre à jouer. Nous écoutons, charmés, découvrant une musique nouvelle dans ce foyer si accueillant. Il présente ses morceaux comme un vrai professionnel, gardant toujours son sérieux. Nous sommes tous profondément absorbés par le charme de ses mélodies.
Avant de laisser la scène à Gaadma qui souhaite nous offrir quelques chansons, Begz intervient : « Vous savez, les gens mongoles sont très fiers de ce qu’ils savent faire. Il est donc important pour chacun de mes enfants de vous montrer leurs talents. » La fierté transparaît sur son propre visage. Touchés, nous faisons signe à Gaadma de commencer. Manunjin la rejoint pour la chanson finale. Il est maintenant tant d’aller se coucher.
5 – Bonné nouit…
Vers 22h, Begz nous rappelle la règle. Il va être temps de préparer notre « lit ». Mr Routenvrac et Todo tirent de grands draps pour fermer notre « chambre ». Nous installons notre tapis de feutre tel que Mungun Soymbo nous l’a appris et y déposons nos duvets. Seul un drap nous sépare de la petite famille qui n’a pas l’intention pour autant de nous laisser dormir. « Bonne nouit, Bouné nuit,… » répètent-t-ils à tour de rôle, parents et enfants, amusés par nos prononciations particulières à leurs oreilles. Toute la famille est allongée à nos côtés, murmurant, ricanant. Nous ne comprenons pas un mot mais la gaieté emplit la yourte. Avant que le sommeil ne nous rejoigne, nous discutons nous aussi de la chance que nous avons, admirant un instant le plateau Cartensac attaché au toit de la yourte, nous laissant imaginer que la famille ne nous oubliera pas. Enfin nous nous endormons, l’odeur du petit déjeuner flottant sous nos narines, laissant présager un doux lendemain.
6 – Un premier départ
Nous n’avons passé que trois jours dans la yourte familiale et il nous faut déjà partir. Mungulun s’agite autour de nous. « Non, non, non ! » Mlle Cartensac, ennuyée, s’adresse à Begz : « Peux-tu lui dire que nous revenons dès jeudi ? » – « Dis-lui toi-même, elle comprendra. » Nous partons 4 jours pour visiter l’arrière pays. Nous avons acheté des billets de bus pour nous rendre à Kharkorine, l’ancienne capitale mongole. Il est important pour nous de découvrir les steppes mongoles, comprendre davantage l’histoire de ce peuple nomade. En hiver, s’y rendre n’est pas évident, il y fait froid et les routes enneigées découragent la plupart des touristes. Une aventure glaciale nous attend mais les regards attristés des enfants nous annoncent un retour chaleureux.